Ayvalik – Alep




Ayvalik – Alep


Cher Guillaume,

Voilà les photos dont je te parlais, réalisées en novembre 2002, durant mon premier voyage en Turquie.

Ceci est un visage peu ou mal connu de ce pays.

Je tiens à retracer cet itinéraire pour toi, vu l’importance de ton projet actuel avec l’institut français et les relations très compliquées entre la France et la Turquie (cf. Arménie, Kurdes, Europe…).

En réduisant avec la technique de la sous-exposition la lecture d’une image au minimum j’ai essayé de briser l’information pour en extraire de l’Histoire et jeter un regard, même fortuit, sur le futur.

Les images de ce voyage sombre ne distinguent plus les lieux et les visages, mais elles appellent un monde intérieur inondé de son extérieur.



01-des vignobles aux alentours de Ayvalik - vineyards on the outskirts of Ayvalik



02- trois cyprès et un minaret dans la banlieue pauvre d’Izmir - three cypresses and a minaret in the poor suburb of Izmir



03- une silhouette devant une des nouvelles cités dortoir sur le chemin d’Usak - a silhouette in front of one of the new dormitory cities on the way to Usak



04- le portail fermé d’un jardin au bord de la route près d’Afyon - the closed gate of a garden by the side of the road near Afyon



05- une statue d’un derviche Soufi au-dessus d’un supermarché à Konya - a statue of a Sufi dervish above a supermarket in Konya



06- un jeune serveur kurde silencieux dans une taverne sur le chemin de Tarsus - a young silent Kurdish waiter in a tavern on the way to Tarsus



07- une bifurcation sur la route vers la frontière Syrienne, avant Gaziantep - a bifurcation on the road to the Syrian border, before Gaziantep



08- une mosquée à Alep - a mosque in Aleppo

Durant ce voyage, à travers les pays de la Méditerranée et du Moyen-Orient, j’ai travaillé en photos sur un thème récurrent dans mon travail photographique et cinématographique. C’est celui de l’impossibilité d’un regard innocent, posé sur un pays ou un espace quelconque, même si c’est le premier et le plus furtif.

Notre séjour en Turquie a duré 3 jours et 3 nuits (voir la carte).

Avec ces 8 photos, j’ai joué au Petit Poucet, en retrouvant le chemin du retour vers le présent, sur une route bien définie, celle de l’Asie mineure.

La Turquie, au fur et à mesure qu’on s’enfonce vers l’Est, regarde de moins en moins l’Europe, avant de retrouver Alep, première ville Arabe après sa frontière, qui ressuscite des temps de gloire de l’époque ottomane.

On a l’impression que, petit à petit, notre voyage s’enlise dans le passé et se réduit à une bifurcation d’une voie poussiéreuse qui continue probablement vers des territoires encore plus hostiles, et parfumés de poudre à canon.

Pour mieux éclaircir mon raisonnement je reprends une à une les photos avec tout ce qui reste accroché à ma mémoire de ce voyage et de ce sentiment profond de malaise et d’insécurité gagnant en intensité d’Ouest en Est.

Tôt le matin, on quitte l’île de Lesbos pour Ayvalik. A peine dépassés les bureaux de la douane, on rencontre sur la route les premiers vignobles (photo 01). Une première petite surprise : la production généreuse du vin sur les terres d’une nation à majorité écrasante musulmane réconforte probablement l’idée d’un islam modéré et ouvert. Mais je me suis rappelé aussi du récit d’exile de mon grand père, originaire d’Asie mineur et de ces vignobles qu’ont laissés derrière eux les grecs après la "Catastrophe" de 1922 et l’échange de deux à trois million de personnes entre la Grèce et la Turquie, à l’issue du traité de Lausanne.

Après l’hospitalité méditerranéenne du village marin de Fokaia et de la métropole Izmir, et la chaleur des rencontres des deux premiers jours, on laisse ce cadre assez familier vers les hauts plateaux Anatoliens.

Au passage, un minaret et trois cyprès  (photo 02) qui rappellent des vers d’El Roumi. Mais un peu plus loin, sur le chemin d’Usak, on se heurt à des semblants de villes, inhumaines par leur dimension et leur isolement, construites récemment en vue de la modernisation du pays (photo 03). Elles rappellent plutôt le cauchemar de certaines banlieues parisiennes. Il me paraît que la Turquie dans son effort « européen » est en train d’attirer vers des « camps » urbains une population plutôt dispersée et héritière d’un passé rural, révolu par le pouvoir. Il est évident que ces cités dortoirs sont destinées à fournir une main d’œuvre pas chère, à la future industrialisation du pays. Une concentration de la population rendrait plus facile aussi le contrôle du territoire indompté et immense. Mais ce qui fut une surprise c’est la répétition quasi mathématique, du même schéma tout au long du voyage : le quasi désert humain pour des dixaines de Km et puis l’irruption presque volcanique d’agglomérations de ciments fraîchement peints.

Au bout de la seconde journée, on prend refuge dans le premier motel au bord de la route, dans la proximité d’Afyon (ou Afyonkarahisar, la forteresse de l’opium). Ce mot évoque dans ma mémoire la défaite de l’armée Grecque, mal équipée, coupée de ses lignes arrières, sans ravitaillement, devant les nationalistes turques aguerris, guidé par Kemal Atatürk, père fondateur de la nation, dont la silhouette est parsemé un peu partout sur notre trajet, comme un avant goût de ce qui nous attend dans le reste du monde arabe, à la seule différence que lui est déjà mort alors que les autres sont des dictateurs bien vivant et régnant sur des peuples vaincu par la peur !

La défaite des Grecs, au bout de quelques mois, en 1921 fut presque logique après un hivers dévastateur. Mais n’est-ce pas toujours le cas pour n’importe quelle guerre dans un terrain hostile par nature ?
Et puis à la veille d’une guerre en Iraq, me revient la débâcle soviétique en Afghanistan, le souvenir du désastre américain au Vietnam, de la campagne russe de Hitler, pour ne citer des examples que du vingtième siècle.
Au petit matin, à peine mis le nez dehors, une couche de glace épaisse de quelque millimètre couvre le paysage, mes leçons d’Histoires et confirme ma terreur du froid.

« Guzel Bahce » (photo 04) est inscrit sur le portail fermé d’un jardin voisin, au bord de la route, près du motel, derrière la station d'essence. Une oasis de sérénité à l’abandon, dans un monde imaginaire qui se construit au fil des heures, sur une route m’éloignant de plus en plus de mes origines Méditerranéenne.

Cette image reflète un sentiment profond d’étrangeté, jamais ressentit auparavant, comme si tout un pays qui se précipite vers l’Europe s’appauvrit pour faciliter cette rencontre. Un sentiment similaire naquit devant une statue d’un derviche Soufi (photo 05) au-dessus d’un supermarché à Konya, ville natale du soufisme.

Et puis le désert Anatolien de nouveau, sans aucune forme d’agriculture, juste des troupeaux de bétails çà et là, avant de tomber sur une autre cité dortoir…

On s’arrête pour déjeuner dans une taverne avant Tarsus, après avoir parcouru sans la moindre station d’essence, quelques centaines de Kilomètres. Je me rappelle encore du silence profond du jeune serveur kurde (photo 06), mais aussi du sourire rayonnant qu’il a esquissé quand il nous a entendu discuter dans une langue autre que le Turque. Ça devait probablement lui faire plaisir de savoir qu’on est capable de parler librement sa propre langue, sans devoir se cacher devant les autorités locales ? Ou il est simplement émerveillé par la présence d’étrangers qu’il n’a jamais vu venir de si loin, et de l’Europe en plus!

Après un repas succulent et bien garni de yaourt et avant que la nuit nous rattrape, une dernière image de la Turquie : une bifurcation sur la route vers la frontière Syrienne, avant Gaziantep (photo 07), comme si elle indiquait une voie poussiéreuse sur un territoire encore plus hostile, ou une zone interdite à la mémoire du pays.
Est-ce que la Turquie est vraiment prête pour regarder en direction de l’Europe? Son élite est-elle assez mature pour échanger sa tenue militaire par un costume – cravate d’entrepreneur et donner des leçons de démocratie, sans régler ses comptes avec son passé lugubre et sanguinaire ?

Deux jours plus tard Alep (photo 08) donne une réponse affranchissante de mon malaise et mon insécurité, par la manière la plus directe, c’est une ville qui assume son rôle de charnière entre deux mondes, et son identité arabe, cosmopolite et séculaire reste intacte. Elle est simplement Alep, tu devrais la visiter un jour…

J’espère que ses traces te donneront l’envie d’explorer d’autres voies dans un pays en période de transformation intense.

Je te laisse avec un extrait d’un poème d’El Roumi (traduit en anglais du turque):

At night, hundreds of caravans go

To the sky from this world

You’re going alone

But by yourself, you are hundreds of caravans.


Ps. Il faut regarder les photos avec le moins de lumière possible.


Palerme janvier 2008



Dear Guillaume,

These are the photos I told you about, made in November 2002, during my first trip to Turkey.

This is a little or poorly known face of this country.

I want to retrace this itinerary for you, given the importance of your current project with the French Institute and the very complicated relations between France and Turkey (Armenia, Kurds, Europe...).

On this trip through the countries of the Mediterranean and the Middle East, I worked in pictures on a recurring theme in my photographic and film work: It is that of the impossibility of an innocent look, laid on any country or space, even if it is a first glance and the most stealthy.

Our stay in Turkey lasted 3 days and 3 nights (see map).

With these 8 photos, I played at Tom Thumb, finding my way back to the present, on a well-defined road, that of Asia Minor.

As one sinks towards East, Turkey looks less and less European, before finding Aleppo, first Arab city after its border, which resurrects the glory days of the Ottoman era.

One has the impression that, little by little, our journey is bogged down in the past and is reduced to a bifurcation of a dusty road that probably continues towards even more hostile territories, and scented with gunpowder.

To better clarify my reasoning, I recall one by one the photos with all that remains in my memory of this trip and this deep sense of discomfort and insecurity gaining intensity from West to East.

Early in the morning, we left the island of Lesbos for Ayvalik, just past the customs offices, we encountered on the road the first vineyards (photo 01). A first little surprise: the generous production of wine on the lands of an overwhelmingly Muslim nation probably comforts the idea of ​​a moderate and open Islam. But I also remembered the exile story of my grandfather, a native of Asia Minor and those vineyards left behind by the Greeks after the "Catastrophe" of 1922 and the exchange, between Greece and Turkey, of tow to three million people by the end of the Treaty of Lausanne.

After Mediterranean hospitality in Fokaia, a fishermen's village, and Izmir a modern metropolis, and the warmth of the first two days' meetings, this rather familiar setting is left behind, heading now towards the Anatolian highlands.

Passing by a minaret and three cypresses (photo 02) reminiscence of El Roumi words surface. But a little further, on the way to Usak, one encounters semblances of cities, inhuman in their size and their isolation, built recently for the modernization of the country. They recall a nightmare of some Parisian suburbs. It seems to me that Turkey, in its "European" effort, is attracting to those urban "camps" a rather dispersed population and heir to a rural past that has been earased by force. It is obvious that these dormitory towns are intended to provide cheap labor for the future industrialization of the country (photo 03). A concentration of the population would also make easier control of an untamed and immense territory. But what was a big surprise is the almost mathematical repetition of the same pattern throughout the trip: a human desert for tens of miles and then a volcanic eruption of agglomerations of freshly painted cement buildings.

At the end of the second day, we took refuge in the first motel at the edge of the road, in the vicinity of Afyon (or Afyonkarahisar, the fortress of opium). This word evokes the defeat of the Greek army, poorly equipped, cut off its rear lines, without supplies, in front of hardened Turkish nationalists, guided by Kemal Atatürk, the nation's founding father, whose silhouette is sprinkled everywhere all along our journey, as a foretaste of what awaits us in the rest of the Arab world, with the only difference that he is already dead while the others are living dictators and reigning over populations beaten by fear!

The defeat of the Greeks after a few months in 1921 was almost logical after a devastating winter. But isn't it always the case for any war in hostile territory?
And then, on the eve of a war in Iraq, comes the memory of the Soviet debacle in Afghanistan, of the American disaster in Vietnam, of Hitler's Russian campaign, to cite only examples of the twentieth century.
In the early morning, just outside the motel, a layer of ice a few millimeters thick, covers the landscape, therefore my lessons of history and my terror of the cold are confirmed.

"Guzel Bahce" (photo 04) is inscribed on the closed gate of a neighbouring garden, by the side of the road, nearby, behind the gas station. An abandoned oasis of serenity, evokes a fantasy world, built step by step, on a road taking me away my Mediterranean origins.

This image reflects a deep sense of strangeness, never felt before, as if a whole country rushing towards Europe is impoverished to facilitate this meeting. A similar feeling was born in front of a statue of a Sufi dervish (photo 05), above a supermarket in Konya, Sufism's birthplace.

And then the Anatolian desert again, without any form of agriculture, just herds of cattle here and there, before falling upon another dormitory city ...

We stopped for lunch in a tavern before Tarsus, after having traveled a few hundred kilometers without the least gas station. I still remember the deep silence of a young Kurdish waiter (photo 06), but also his radiant smile, sketched when he heard us discussing in a language other than Turkish. That probably made him happy to know that one is able to speak one's own language freely without having to hide in front of the local authorities? Or he is simply amazed by the presence of foreigners he probably has never encountered before, coming from afar, from Europe!

After a succulent meal well garned with kefir and before the night catches up with us, one last image of Turkey: a bifurcation on the road to the Syrian border, before Gaziantep (photo 07), as if it indicated a dusty track on an even more hostile territory or a forbidden area in the memory of the country.
Is Turkey really ready to look towards Europe? Is its elite mature enough to trade its military outfit with an entrepreneurial suit and tie and give lessons in democracy, without dealing with its lugubrious and bloody past?

Two days later Aleppo (photo 08) gives a frank response to my discomfort and insecurity, by the most direct way, it is a city that assumes its role as a bridge between two worlds, and its Arab, but cosmopolitan and secular identity remains intact. It's just Aleppo, you should visit it one day...

I hope these words will make you want to explore other ways in a country in times of intense transformation.

I leave you with an excerpt from a poem by El Roumi (translated from Turkish):

At night, hundreds of caravans go

To the sky from this world

You’re going alone

But by yourself, you are hundreds of caravans.


Ps. You have to look at the photos with as little light as possible.


Palermo january 2008